samedi 28 décembre 2013

Notre besoin de consolation est impossible à rassasier

10 grammes de littérature...
6 pages renversantes...
un titre dont on ne se remettra jamais...
un point final dont la perspective définitive nous est connue.
Bizarrement j'avais croisé cette phrase dans un article de l'école des loisirs à propos d'Arnold Lobel, ( le père d'Hulul (he oui!), de Ranelot et de Buffolet et autres Porculus.... il faudra qu'on en parle !) Bref, donc cette phrase si complète, si percutante, si résonnante ...longtemps après l'article. 
Et puis au détour d'une flânerie chez un libraire, je la découvre cette phrase sans point : un titre! 
Un titre si lourd qu'il absorbe l'entièreté du livre maigrelet, poids plume, poussière de livret...Un titre qui crie qui hurle à lui tout seul!
Je ne connais pas Le Serpent, ni l'Enfant Brûlé, ni rien d'autre que Stig Dagerman ait écrit...
Mais ce titre...
J'emporte le livre, au fond  de ma poche. 
La première phrase s'en échappe:
 "Je suis dépourvu de foi et ne puis donc être heureux, car un homme qui risque de craindre que sa vie soit une errance absurde vers une mort certaine, ne peut être heureux."
et plus loin:
 "En ce qui me concerne je traque la consolation, comme le chasseur traque le gibier."
Se consoler de vivre, se consoler de ne pas croire, se consoler de la perte, de la fuite, de l'absence... 
Inconsolables nous sommes devenus. 
Maintenant il nous faut lire Sénèque.


mercredi 7 août 2013

Vous plongez?

J’ai commencé à lire ce livre dans les Pyrénées à deux pas du lac de Neouviel…
Je l’ai terminé en Espagne. C’est un délice de lire un livre à l’endroit même où se déroule son histoire…On a l’impression d’entendre la voix de son auteur, cette proximité avec les lieux fait qu’à la moindre promenade, on pense croiser Servaz, l’inspecteur solitaire, Margot l’ado rebelle, ou Marianne, le premier amour…Mais même si vous lisez ce roman dans la banlieue nord de Paris à l’ombre d’une tour de dix étages non loin d’un bac à sable rempli de crottes de chats, vous serez transporté dès la première ligne au cœur des Pyrénées et n’aurez de cesse de découvrir qui est l’immonde désaxé qui a ficelé et noyé la prof de Marciac dans sa baignoire, une lampe torche allumée coincée au fond de la gorge…
Car telle est la force de cet écrivain ! Son écriture puissante et précise, ciselée et envoûtante est une vraie machine à explorer, une mécanique implacable qui vous emmène dans les méandres de cette enquête, laissant un Servaz, épuisé, à demi aveugle, alcoolisé et déprimé mais ...
 Vous y êtes ?
Dans ce roman, nous retrouvons les mêmes personnages que dans le précédent « Glacé » deux ans plus tard.(voir article dans ce même blog). L’ombre de Hirtman plane, il est tout près, sortira-t-il du bois ? Tel le loup, il observe à couvert…
Mmm… Je sens que vous accrochez !
Foisonnement d’indices, multitudes de dialogues, abondances de rebondissements… nous sortons de cette lecture rincés, essorés, mais prêts à lire la suite ! Car il y en aura une. Si ! C’est forcé !  N’est-ce pas Monsieur Minier ?...
Page 72 … une phrase qui résume parfaitement cette enquête :
« Ca n’était rien d’autre qu’une faille presque indiscernable entre les troncs et les taillis, et il se contorsionna pour s’y faufiler, mais elle s’enfonçait obstinément dans les ténèbres comme un filon d’argent dans les roches quartziques. »
Une autre pour l’ambiance :
« Comme si le ciel déversait sa bile plutôt que ses larmes, comme si quelqu’un là-haut essorait sur eux une éponge sale, la pluie frappait sans relâche les routes et les bois depuis un ciel qui avait la couleur gris jaunâtre d’un cadavre en décomposition. »
La musique scande cette histoire, Malher (ici prononcez « malheur » !) partagé par le flic et le serial killer, mais aussi Nirvana, Kings of Leon, Marilyn Manson… que ce soit dans les oreilles d’Espérandieu, celles de Margot, ou sur les lecteurs de CD des scènes de crime, elle rythme l’enquête qui se déroule sur une semaine.
La scène de plongée dans le lac de Néouviel…malgré la canicule, m’a donné des frissons ! C’est une scène d’apologie (heu... d'anthologie! merci Hélène, lectrice attentive et bienveillante!), tout y est : la nuit, l’inexpérience de Servaz en matière de plongée, les racines, la boue, les déchets jetés dans le lac, la lampe torche, la respiration qui s’affole, la main qu’on lâche et… non je ne vous dis rien de plus.
Petits veinards, vous avez quelques heures palpitantes devant vous !




Vous prendrez bien une tranche de cake?

Le chagrin entre les fils Tony Hillerman
Le « pick-up » a pour moi, le même pouvoir que le cabriolet décapotable d’Alice Roy à l’époque où je dévorais la bibliothèque verte, il me propulse d’emblée dans le monde de Jim Chee. Les mesas, la police tribale Navajo, les longues routes sinueuses et poussiéreuses…

Dans ce roman ce n’est pas le sergent Jim Chee mais Leaphorn qui mène l’enquête. Ce lonesone cowboy retraité de la police, va démêler les fils de la tapisserie qui retrace la longue marche de 500kms qu’ont du effectuer les 8000 Navajos vaincus par Kit Carson. Au terme de cet éprouvant voyage, ils furent parqués dans une réserve d’où 7000 survivants purent repartir 4 ans plus tard pour regagner leurs territoires. Or voilà que cette tapisserie réapparait dans un magazine de décoration alors qu’elle avait brûlé quelques années auparavant dans un incendie… Cela n’échappe pas à l’œil de lynx de l’ex-lieutenant qui, quelque peu désoeuvré, va en découdre !
L’écriture harmonieuse et douce de Tony Hillerman nous entraine dans ces paysages grandioses que nous arpentons aux côtés du vieux Leaphorn, sans pouvoir lâcher le livre avant que la bobine ne se déroule complètement.

Peut-être aurez-vous alors un peu de mal à déguster une tranche de cake…


Albert Chassaing, ouvrier chez Michelin, vit dans un village Auvergnat avec sa vieille mère, sa femme Suzanne et leur fils cadet Gilles. Leur aîné Henri est en Algérie. Nous sommes en 1961. Le 9 juillet. Le jour où la télévision doit être livrée dans la vieille ferme. Unité de lieu, unité de temps : un drame va se jouer.
Suzanne tente d’introduire un peu de la modernité de l’époque : la cuisine en formica, la machine à laver ; tout en arborant ses mises en plis et tallons aiguilles. Elle a noué un lien particulier avec Henri, qui n’a connu son père qu’à la fin de la guerre de 39. Pendant que Suzanne élevait seule leur enfant, Albert se battait au fort de la ligne Maginot. Il fait partie de ces soldats qui n’ont rien dit de leur guerre, perdue si vite, en proie aux railleries et vite effacés par les souffrances innommables des revenus des camps, et les faits de bravoure des résistants. Et c’est là que le drame prend sa source. Albert est un taiseux, à côté de la vie, à côté de la famille. Le chagrin, la peine, qui éclot en ce jour de juillet, va ouvrir les vannes des larmes, à l’insu de ceux qu’il aime, et va le conduire à se sacrifier pour que l’aîné revienne à Suzanne …
Ce drame se déroule sur une journée, celle où la télé arrive dans la maison avec les premières images de soldats d’Algérie, celle où le facteur prend un bain dans la rivière, celle où Gilles lit « Emilie Grandet » avec l’avidité des grands lecteurs, celle où Suzanne prépare un repas de famille pour sa belle-sœur et son beau-frère communistes et citadins, celle où Albert va se trouvé obligé de faire la toilette à sa mère impotente…
C’est un roman tout en finesse, ancré (encré ?!!!!) dans les années soixante que nous avons peu l’habitude de lire sous cet aspect : l’arrivée du progrès, le silence des anciens soldats, les traces indélébiles des guerres. De toutes les guerres. Car elles sont toutes immondes, surtout celles qui sont tues.

La nouvelle qui suit « L’imaginot ou essai sur un rêve en béton armé » poursuit en quelque sorte le roman puisque nous y retrouvons Gilles, et apporte des précisions sur ce qu’était ce fort Maginot méconnu et pour cause…

mardi 23 juillet 2013

"Comment j'ai appris à lire"


Comment résiste-t-on à l’apprentissage de la lecture ? Comment peut-on décoder, comprendre et intégrer le mécanisme de la lecture et même accéder au sens, sans lire pour autant ? Comment peut-on prendre la lecture comme lieu de résistance et d’opposition ?
C’est ce qu’Agnès Desarthe tente d’analyser pour elle-même : éclaircir cette  ombre qui occultait tous les livres de son enfance jusqu’à cette année d’hypokhâgne où une prof de philo va ouvrir une petite porte d’accès.

Evidemment ce livre fait particulièrement écho et je rejoins cette analyse: la résistance à la lecture est à l'oeuvre de bien des façons...Et l'approche analytique n'est pas le biais le moins intéressant loin de là! Apprendre à lire c'est grandir...lire c'est s'échapper...

Agnès Desarthe est écrivain et traductrice et c’est également par ce détour qu’elle nous convie à voir la lecture et l’écriture. Pour traduire un roman, il faut s’abstraire, se rendre vacant et cette vacuité nous fait accéder à l’écrit de l’autre. Agnès Desarthe évoque la traduction d’un roman de Virginia Woolf « La chambre de Jacob », concernant un passage où V.W. répétait quatre fois en trois lignes le mot « feuille ». Que faire de cette répétition ? Se plonger dans un dictionnaire de synonymes ? Interpréter? Parce qu'elle connait parfaitement le monde, l'imaginaire, l'état d'esprit, de V.W, elle produit un texte en français en laissant l'auteur initiale entrer dans sa langue maternelle et pénétrer ainsi sa propre écriture.
Ainsi, Agnès Desarthe cite Lily Briscoe, personnage de "La promenade au phare":
"Oui, songea-t-elle, reposant son pinceau, au comble de l'épuisement, j'ai eu ma vision."
Et A.D poursuit:
"Il est difficile de ne pas entendre la voix de Virginia Woolf derrière ce constat final: "J'ai eu ma vision.", c'est ce que l'écrivain-voyant qu'elle était se disait à chaque livre terminé, car elle procédait ainsi par révélations, par chocs visuels. J'ai donc décidé, afin de résoudre cette affaire de feuilles pléthoriques, d'oublier la phrase pour me tourner vers l'image, le tableau qui l'avait fait naître."
Quel joli lien avec Rimbaud!

Et pour lire, ne faut-il pas une certaine "vacance"?...accepter de se laisser entraîner dans un univers qui n'est pas le sien...se laisser happer...

Quant à l'écriture:
"Ecrire n'est pas un choix, c'est une nécessité, mais cela n'a jamais aidé personne à vivre, et surtout pas l'auteur lui-même."

Ouh... de quoi méditer!

lundi 22 juillet 2013

Nous sommes toutes des Apaches!

Bien que le titre évoque leur absence, ce n’est pas un roman sans hommes : il y a Boris, bien sûr, le mari qui trompe sa femme  avec «  Pause » -ainsi nommée par Mia, la femme trompée-, il y a Stefan le beau-frère suicidé secrètement amoureux, il y a Pete, le voisin violent au passé tourmenté, il y a Monsieur Personne, le correspondant inconnu… il y a même Freud,  Kierkegaard, Kant…et d’autres….
(dessin au trait de Suri HUSTVEDT )

Mais c’est un roman de femmes, c’est vrai ! Pour les femmes, c’est vrai aussi. Non pas que les hommes ne pourraient le lire, mais. 
(attention : deuxième degré! … sourire...)

Mia est abandonnée par son mari qui part avec son amoureuse après 30 ans de mariage.
Mia devient folle « psychose passagère », est internée (sic), hors d’elle (re  -sic) au propre comme au figuré. Quelques jours après,  revenant à elle, Mia part en location dans le village où sa vieille mère est pensionnaire de la maison de retraite. Elle va passer un été entre un groupe d’adolescentes qu’elle tente d’initier à l’écriture, un groupe de femmes âgées et néanmoins peu conventionnelles, une voisine fatiguée de sa vie de jeune mère…
Peu à peu elle reprend pied, et s’interroge (NOUS interroge) sur sa vie, la nôtre, le temps qui passe, l’amour, les relations mère/fille et fille/mère, les regrets, le temps qui reste…
Au détour de ces réflexions, Mia, à moins que ce ne soit Siri, évoque les regrets :
« Alice Wright, jolie, grandes dents appareillées,  était en train de lire quand j’arrivai et continua paisiblement jusqu’à ce que le cours commence. Lorsqu’elle referma son livre, je vis que c’était Jane Eyre  et je ressentis de l’envie, l’envie des premières découvertes. »
Peut-être est-ce parce que je me souviens très bien de l’élan confusément romantique qui me saisit à 12/13 ans quand je lus ce livre de Brontë, l’un des premiers empruntés à la bibliothèque familiale…cette phrase me touche !

Plus loin, Mia, à moins que ce ne soit ... Siri,précise le rôle de l'écriture et ses interférences avec le temps vécu:

"Rien ne peut plus redevenir comme avant, mais uniquement comme une incarnation ultérieure. Ce qui était autrefois l'avenir est maintenant le passé, mais le passé revient au présent à l'état de souvenir, il est ici et maintenant dans le temps de l'écriture. Une fois encore, je m'écris moi-même ailleurs. Rien n'empêche qu'il en soit ainsi, n'est-ce pas?"
La toute puissance de l'évocation trans-temporelle de l'écriture!

L'auteur décrit également avec beaucoup de talent les oeuvres brodées d'Abigaïl, résidant à la maison de retraite, oeuvres subversives, au sens caché,et où les délicats points de croix dévoilent derrière les paysages naïfs aux feuillages enchevêtrés, de vilaines petites filles armées de couteaux, ou de voluptueuses naïades à qui sait bien les voir...Tout comme elle décrivait d'ailleurs des oeuvres picturales imaginaires dans son roman "Tout ce que j'aimais", qui m'avait bouleversée. (En ai-je parlé ici?)

Siri HUSTVEDT n’est pas dénuée d’humour, j’ai beaucoup ri en lisant ce roman. Ce n’est pas un livre lourd, ennuyeux, plein de pathos. Non.  Tenez, les pages sur l’orgasme féminin par exemple, sont des petits bijoux ! En voici un extrait :
« En 1559, Colomb découvrit le clitoris (dudcedo amoris)- Realdo Colombo s’entend. Il y fit voile au cours d’un de ses voyages anatomiques, même si Gabriel Fallope lui disputa ce point, affirmant qu’il avait été le premier à voir le petit tertre. Permettez-moi de tracer une analogie entre les deux Colomb explorateurs, Christophe et Realdo. Distantes de moins d’un siècle, leurs découvertes, l’une d’un corps continental, la seconde d’une partie du corps,  pèchent l’une et l’autre par un orgueil familier, celui de la perspective hiérarchique. Dans le cas du nouveau monde, celui qui observe du haut de sa hauteur est un Européen. Dans le cas du clitoris, c’est un homme. »
Nous sommes toutes des Apaches !




samedi 6 juillet 2013

un peu de noir sous le soleil!

La muraille de lave
Arnaldur INDRIDASON


Erlendur n'est pas là. Absent du roman. 15 jours de vacances, d'isolement sur les terres de son enfance. On fera sans lui. 
C'est donc Sigurdur Oli qui mène l'enquête. 
Et elle le conduira au coeur d'une Islande où l'on emprunte pour pouvoir encore plus emprunter, où les banques s'enrichissent et magouillent dans un monde parallèle en plein centre de Reykjavik pour faire  fructifier  des capitaux incertains... 
De meurtres. De trahison. D'abandon. Il sera aussi question. 
Mais il me semble que ce roman interroge avant tout la vengeance. Celle-ci serait-elle plus supportable et donc moins condamnable -excusable en quelque sorte-  lorsque le crime initial est des plus odieux? Lorsque la justice ne fait pas ou mal son travail, alors des comptes se règlent. Mais sont-ils jamais réglés? 

Entre un journal quotidien quotidiennement subtilisé dans la boite aux lettres d'une amie de Gaga, le meurtre d'une libertine, la chute fatale d'un employé de banque, les passages à tabac des petites frappes au sortir du commissariat, et ce semi-clodo sale et seul qui serpente et s'approche de Sigurdur sans se livrer... Sigurdur veille...
L'aile visqueuse de la pédophilie n'est pas loin -comme souvent dans les romans d'Indridason- et aucun masque de cuir finalement ne l'efface....

Les premières lignes:
"Il avait attrapé au fond de son sac en plastique, le masque de confection grossière et imparfaite. Ce n'était pas un chef-d'oeuvre mais il ferait l'affaire."

La dernière ?
"Il avait les yeux mi-clos et le visage levé vers le ciel comme si, à son dernier souffle, il avait fixé les nuages dans l'attente d'une brève éclaircie, d'une trouée bleue et limpide." 
Et Erlendur n'est toujours pas revenu... 

dimanche 9 juin 2013

Zaü est venu!

Zaü (prononcé Za-u en 2 syllabes!) est illustrateur.  Zaü publie souvent aux éditions "Rue du Monde" avec son ami Alain Serres. Zaü est un voyageur, un ex-soixanthuitard, qui a parcouru la planète et a toujours vécu de son pinceau. Il nous explique, dessin à l'appui, comment ce nom lui est venu.  Zaü.
 Puis, il répond à chaque enfant, même s'il est un peu dur d'oreille! Il s'applique à expliquer le plus sérieusement et le plus honnêtement possible.
L'enfant le sait. 
L'enfant le sent et il écoute.
 Il écoute son parcours, son cheminement, ses doutes, ses certitudes, son envie de dessiner, de croquer... 
 ...l'Afrique, les droits de l'homme, la cuisine, la liberté, les enfants d'ailleurs...
Vient le moment où l'on s'installe autour d'une longue table, un pinceau à la main, un pot d'encre de chine à portée.... et une grande fresque prend vie...

...sous les mots de Zaü ...qui évoquent un pays où les crocodiles vivent sous les bananiers et où les enfants nus courent et jouent au bord des fleuves.


 Ce fut une belle rencontre....



Et elle résonne longtemps après,  même une fois le bonhomme parti, son pinceau en poils de martre dans la poche...

PS: Si l'on vous dit que Zaü illustre des "livrespourenfants"... c'est faux! Ce sont plutôt des "livrespourtousceuxquiaimentlireetouvrirlesyeuxbiengrands"!


jeudi 9 mai 2013

L'arsenic n'est pas le seul poison...



D’Anne B. RAGDE , écrivaine norvégienne,  nous connaissons la trilogie des Neshov(La Terre des mensonges, La Ferme des Neshov et L'Héritage impossible). Ces trois frères, que tout sépare, se retrouvent au chevet de leur mère agonisante. Tor, Margido et Erlend vont peu à peu découvrir un terrible secret qui leur sera révélé par celui qu'ils ont toujours considéré comme leur grand-père. Les certitudes s’estompent, les conflits surgissent et l’héritage de la ferme d’Anna est au cœur du problème : à qui doit-elle revenir ?



 Dans la tour d’Arsenic, c’est également au moment de la mort de la grand-mère de la première narratrice, que débute l’histoire et inévitablement il sera aussi question d’héritage, même si tous les objets  ont été soigneusement étiquetés au prénom de leur futur propriétaire.  La mort, l’héritage comme révélateurs des conflits familiaux larvés est un thème riche qui semble « titiller » Anne B. Ragde. D’ailleurs ce livre est une quasi biographie, elle s’est largement inspirée de sa propre vie et donc de sa mère, pour qui la lecture de ce livre n’a pas dû être facile !!!
A l’annonce de la mort de Malie, sa fille Ruby éclate de rire, un rire sonore, tonitruant, libérateur… Dès lors nous savons que ce livre sera plein de haine, de règlements de compte, de non-dits, de rancœur, … tout ce qui fait macérer cette famille depuis des décennies dans l’incompréhension la plus totale.
Malie-Thalia voulait être comédienne, sera chanteuse de cabaret et devra renoncer au rôle titre de l’ange bleu parce qu’elle est enceinte. Elle donnera naissance à Ruby , que jamais elle ne pourra aimer. Cette impossibilité d’amour rejaillira sur sa filiation comme un héritage empoisonné. De fille en femme de mère en fille… la blessure est trop profonde.  
Anne B Ragde sait nous parler des femmes : les fortes, les déterminées, les résistantes, les malmenées aussi… comme dans sa trilogie. Les hommes sont plus pâlots, mais on s’attache tout de même au grand-père qui n’a pas su protéger sa fille Ruby de la violence de sa mère, mais qui aime sa femme d’un amour inconditionnel et se réfugie dans la peinture sur porcelaine, exclusivement bleue, ce cobalt des fours à arsenic… d’où le titre.

« Le vent était chargé de neige et soufflait avec force. La mer était grise, une bourrasque de neige à l’horizon gommait la transition entre l’eau et le ciel. Des paquets d’écume se détachaient des vagues et volaient comme des oiseaux. Les oyats étaient couchés à terre.  Les toits de chaume pinçaient les maisons, les murs de pierre détrempés, noirs et raboteux, retenaient les granges. »

 L’histoire est dure et rude…4 petites lettres qui conviennent très bien à ce roman quel que soit leur ordre !

vendredi 3 mai 2013

"Entre ciel et terre" de Jon Kalman Stefansson


Existe-t-il des mots qui ont le pouvoir de changer le monde ?

Existe-t-il une poésie, si forte, si belle, qu’elle puisse vous emporter, vous absorber,  et vous faire oublier le plus vital : la vareuse qui vous sauvera du froid une fois embarqué pour la pêche sur les eaux glaciales bordant l’Islande ?

C’est ce qu’éprouve Bardur, pêcheur à la morue, à la lecture du poème épique « Paradis perdu » de John Milton. Ce poète anglais qui écrit : « Ce ne sont pas les lieux, c’est le cœur qu’on habite ». 
 Tout comme le givre, le froid, la morsure de la glace et les paquets de mer le transperceront , de même, les vers de Milton le traversent , le bouleversent pour le conduire  vers sa propre mort.
Il y a un siècle, une vareuse oubliée faisait la différence…
L’ami de Bardur - le gamin- rapportera le livre de poèmes au vieux capitaine aveugle. Et ce voyage difficile, métaphore du deuil, lui permettra de savoir s’il veut continuer à vivre.

Ce livre est une réflexion posée sur la vie, la disparition, le peu de temps dont nous disposons :
« Les gens vivent, ils ont leurs heures, leurs baisers, leurs rires, leurs étreintes, leurs mots doux, leurs joies et leurs peines, chaque vie constitue un univers qui s’effondre ensuite sur lui-même et ne laisse rien à l’exception de quelques objets rendus précieux et attrayants par la disparition de leur propriétaire, ils deviennent importants, parfois même sacrés, comme si des fragments de cette existence disparue s’étaient reportés sur la tasse de café, la scie, la brosse à dents, le cache-col. Mais tout finit par s’estomper, les souvenirs par s’effacer au bout du compte, toute chose trépasse. »
Si John Kalman Stefansson en appelle à la poésie de Milton, c’est la sienne qui m’a bouleversée à la lecture de ce roman, le premier traduit dans notre langue. La rudesse de la vie de ce peuple de pêcheurs affrontant le froid,  les sorties en mer plus périlleuses les unes que les autres, le dénuement, et puis cette poésie de l’instant, cette philosophie profonde, âpre :
« L’enfer, c’est d’être mort et de prendre conscience que vous n’avez pas accordé assez d’attention à la vie à l’époque où vous en aviez la possibilité. L’homme est d’ailleurs une drôle de mécanique qu’il soit vivant ou mort. Quand il est confronté à de grands drames, que sa vie est taillée en pièces, il convoque automatiquement sa mémoire et s’enfonce dans ses souvenirs comme un petit animal qui va se réfugier dans sa tanière. »
Le deuil, donc. Mais aussi l’amour, la découverte de l’autre :
« Helga fait un pas vers l’intérieur du couloir, elle se tient près de la porte, à côté du capitaine, regarde le gamin et lui dit bonjour, hé bien, tu as dormi. Il lâche la rampe qu’il rattrape aussitôt, acquiesce et renvoie le bonjour d’un hochement de tête. On peut en dire, des choses, d’un petit mouvement de la tête, les mots sont probablement surestimés, nous devrions peut-être jeter la plupart d’entre eux, nous contenter de hocher la tête, de siffler et fredonner »
Il est des rencontres pour lesquelles les mots sont superflus…
Mais Jon Kalman Stefansson évoque aussi la vieillesse, l’oubli et peut-être la disparition de l’amour :
« L’existence ne tarde pas à se figer dans le quotidien et le nombre de possibilités diminue avec chaque année qui s’écoule, d’immenses régions de l’esprit disparaissent ou se transforment en des sables de désert. »
C’est un livre fort, qui peut rappeler par certains aspects, Jorn Riel, notamment son roman « Le jour avant le lendemain » mais aussi « Le garçon qui voulait devenir un être humain ».
 Ce sont des écritures rudes, qui par le chemin de la poésie nous amènent à nous poser des questions essentielles sur l‘existence : que faisons-nous ici ? que reste-t-il après la mort ? le souvenir ? l’amour ? des sables de désert ?

« S’en vient le soir
 Qui pose sa capuche
 Emplis d’ombre
 Sur toute chose,
 Tombe le silence,
 Déjà se lovent
 La bête sur son lit d’humus
 L’oiseau dans son nid
 Pour le repos nocturne. »
Le paradis perdu, John Milton, cité page 45.




lundi 18 mars 2013

inspiration géographique, rencontre avec Bernard Minier



Hier matin, rue des livres, j’ai rencontré Bernard Minier, auteur de ce formidable thriller « Glacé ».


Un livre découvert au hasard d’une émission radio, dont le titre noté à la hâte sur mon calepin s’était modifié en « Givré » (lapsus sans doute dû au fait  que j’avais perçu dans la critique radiophonique , l’omniprésence d'un hôpital psychiatrique)… livre lu , -que dis-je- dévoré, car on ne peut le lâcher avant la dernière ligne, puis prêté, re-prêté, et qui continue actuellement sa vie de livre prêté….

Bernard Minier a répondu à mes questions avec beaucoup de gentillesse. Je n'avais ni calepin, ni enregistreur, je fais donc appel à ma mémoire pour retranscrire aussi fidèlement que possible cet échange.

Comment est né cet univers très particulier : la vallée, la colonie de vacances abandonnée, l’hôpital psychiatrique…

J’aime cette idée de  commencer mes livres par des cartes géographiques : situer les lieux imaginaires, un peu comme dans les livres d’enfants qui s’ouvrent sur une carte aux trésors...  Dans «  Glacé », il y a cette vallée qui existe effectivement!  Le centre de vacances, je l’ai découvert par hasard lors d’une promenade : des bâtiments vides dans un paysage de neige…Très inspirant ! La centrale électrique…Et puis j’ai rassemblé ces lieux, je les ai rapprochés sur une même carte, pour créer ce microcosme, comme une marmite sur laquelle on pose le couvercle. Et on attend. On voit ce qui se passe….

Vous l’avez porté en vous,longtemps ce roman ? Comment cela s’est-il décanté ?

Oui, cette histoire a mûri longtemps, plusieurs années. J’ai d’abord écrit les soixante premières pages. ..Quand on écrit une histoire, on y pense tout le temps... On prend sa douche, on y pense... On mange, on y pense....Vous savez j’écris depuis l’âge de dix ans, je n’ai jamais cessé d’écrire, un journal, de la philosophie, des romans... J’ai longtemps  participé à des concours de nouvelles .

Alors comment avez-vous décidé d’envoyer celui-ci à un éditeur ?


Une rencontre. Lors de ces concours de nouvelles, justement. Quelqu’un, un participant comme moi,  m’a encouragé à continuer l’histoire, à l’envoyer.

Pourquoi n’avez-vous pas souhaité , plus tôt, être publié ?

Je ne voulais pas ajouter des écrits qui me semblaient médiocres,  à ce qui était déjà publié. Il y a beaucoup de livres publiés, qui sont... Je ne veux pas me comparer à Kafka, loin de moi cette prétention, mais … Kafka ne voulait pas être publié, il voulait même que tout ses écrits soient brûlés.  C’est Max Brod qui, contrairement à ses dernières volontés, a fait en sorte qu’il soit publié.  Vous savez on pense toujours qu’on va réussir le livre parfait...Je n’étais sans doute pas satisfait.  J’ai des multitudes de cartons emplis de manuscrits que je ne retravaillerai plus parce que maintenant il est trop tard…Mais ce livre "Glacé", je l'ai envoyé par la poste à des éditeurs. Je ne connaissais personne dans l'édition. C'est la preuve qu'ils lisent ce qu'on leur envoie contrairement à ce qu'on dit!

Quels sont vos rituels d’écrivain, comment écrivez-vous, quand ?

Oh des rituels, non, des habitudes plutôt... J’écris tôt le matin. Je me lève. J’allume la cafetière et j’écris. Huit heures par jour, 7 jours sur 7. Il faut une certaine discipline. Je fais une pause déjeuner, puis je continue d’écrire jusqu’au milieu de l’après-midi. Certains écrivent le soir. Moi je ne peux pas. Je suis un écrivain du matin.

Quel est le livre qui vous a bouleversé, que vous avez particulièrement aimé ?

Maintenant je relis plus que je ne lis. Pour un livre lu j’en relis trois… J’ai relu dernièrement « Tokyo » de Mo Hayder pour lequel elle a reçu le Grand prix des lectrices de Elle 2006. Quand je l’ai lu la première fois, j’ai pris une claque. Parce qu’elle va très loin. Pas seulement dans l’histoire, mais dans l’écriture. C’est très écrit. Hé bien quand j’ai relu « Tokyo », j’ai repris la même claque que la première fois !

Oh merci Bernard Minier d’avoir si aimablement répondu à mes petites questions !  J’en avais d’autres bien-sûr… mais le temps passe si vite et les lecteurs arrivaient pour se faire dédicacer « le cercle » votre dernier livre.  

De retour à la maison, en cherchant du côté de Kafka  (les polars mènent à tout , y compris la philo !) j’ai trouvé cet extrait  issu d’une lettre destinée à son ami Oskar Pollak:
 « Un livre doit être la hache qui fend la mer gelée en nous ; voilà ce que je crois ».

Et quelques lignes plus haut il annonçait :
 « Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d'un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? » 


Franchement c’est tout le mal que je nous souhaite : recevoir des coups de poing sur le crâne et se faire hacher menus par nos lectures !


mercredi 6 mars 2013

A priori la peste n'est pas ma tasse de thé...


 

...le choléra non plus…


Les sciences, la recherche m’intriguent…mais ne me passionnent pas. 
A part la lecture des notices de médicaments paragraphe effets secondaires et celle du journal des étudiants en médecine, je ne lis rien qui s'apparente à la "science". 
Mais ce livre de Patrick Deville m’a emportée loin, loin, dans le temps  et dans l’espace.

Alexandre Yersin : chercheur, médecin de bord, explorateur, voyageur, constructeur, cultivateur d’hevea,de l’arbre à quinquina, maraîcher,observateur de marées, astronome, expérimentateur de xographe, découvreur du bacille de la peste…

Patrick Deville, en fantôme du futur, ne le perd pas de vue, il le suit, le précède, lit les lettres envoyées à sa mère puis à sa sœur, et nous livre ce somptueux roman.

« On déroule souvent l’histoire des sciences comme un boulevard qui mènerait droit de l’ignorance à la vérité mais c’est  faux. C’est un lacis de voies sans issue où la pensée se fourvoie et s’empêtre. »p.147
L’écriture est à la fois poétique, incisive et pleine d’humour :

« En vieil épidémiologiste, Yersin n’oublie pas que le pire est toujours le plus sûr.Vieillir est très dangereux. » p.72
Ce grand voyageur ne croisera pas la route de Raimbaud  mais le poète est évoqué à de multiples reprises. Le départ d’Arthur et celui d’Alexandre... La longévité de l’un dans sa maison carrée de Nha Trang, la brièveté de celle du vendeur d'armes rongé par la gangrène... On se prend à songer qu’ils se soient croisés…

« La vue est circulaire au-dessus de l’éblouissement continu de la beauté, les barques de pêche, qui le soir descendent la rivière et allument leur lamparos au bout des perches, gagnant le large. A l’aube le vent les ramène. On débarque sur la plage poissons, crevettes, près des nouveaux  sampans. Le parfum s fleurs et l’odeur de la terre après l’averse montent vers le bureau où Yersin dessine maintenant des maisons pour les vétérinaires et les laborantins, murs chaulés et boiseries peintes en vert clair, toiles de tuiles brunes et vérandas, dans le style de ces villas balnéaires normandes qu’il vit à Cabourg.[…] Assis à son bureau dans un fauteuil en rotin, devant les revues scientifiques, Yersin étudie la physique, la mécanique, l’électricité. »p.136
A Nha Trang a-t-il eu vent de cette femme Donnadieu  qui luttait contre le Pacifique pour replanter son riz ? A-t-il croisé le souffreteux Marcel à Cabourg ?...

La littérature ne semblait pas l’intéresser. Ni l’amour. L’amitié oui.
« Mais au bout du compte, qu’on ait ou pas le vaccin antipesteux, on sait bien qu’on ne trouvera jamais le vaccin contre la mort des amis et que tout cela est un peu vain. On pourrait croire à une réussite exemplaire. Mais peut-être pas. Les cloisons de sa raison depuis l’enfance sont étanches à la passion. Acier inoxydable. Jamais le cœur du réacteur ne franchira l’enceinte de confinement, sinon à la moindre fêlure ce serait la catastrophe, l’explosion, l’anéantissement, la dépression,  la mélancolie ou pire encore les foutaises de la littérature et de la peinture, alors les lubies scientifiques, la pression telle sur la soupape que la pensée à jet sporadique dans son mouvement rotatif projette à tout- va, invente dans tous les domaines. »

Ainsi Yersin ne rencontra ni Marguerite, ni Arthur, mais inventa une sorte  de poésie frénétique de la quête…



                                                                




mardi 26 février 2013

Deux petits polars...ça fait pas de mal!

Le premier se passe au Québec, dans un petit village de carte postale, Three Pines : une forêt, des petites maisons craquantes, un parc, des chasseurs, une cabane d’affût, et le corps d’une enseignante à la retraite, perforé par une flèche introuvable. L’inspecteur Armand Gamache et ses adjoints enquêtent…
Les façades des maisons croquignolettes se lézardent, les voisins accueillants et charmants ôtent leurs masques, Gamache suit les pistes… 
Souvenirs et secrets inavouables se font jour...

Première phrase?
"Jane Neal se présenta devant Dieu dans la brume matinale du matin de Thanksgiving."
Dernière phrase ? 
"Mais elle n'était pas immobile non plus."
Tiens! Les deux phrases se répondent!!!! 
C’est publié chez Actes Sud, le récit de facture traditionnelle, nous emmène jusqu’au bout du livre sans faillir, avec beaucoup de charme, d’humour… et de suspens. 

Le deuxième est Suédois. Sa construction est un peu plus complexe puisque deux récits s’imbriquent successivement, celui du narrateur qui suit le commissaire  Sörjberg et qui  décrit la vie des victimes juste avant leur assassinat ; et celui de Thomas qui rédige son  "journal d’un assassin" :
  « Jamais, jamais je n’ai ressenti une telle euphorie, autant d’énergie et de joie de vivre.Je viens de commettre un meurtre. »
Dès le début nous apprenons que Thomas était le souffre- douleur de son école maternelle et que son instit a laissé faire -oh la vilaine!- Nous comprenons que sa personnalité quasi autistique s’est formée autour des sévices et agressions multiples dont il a été victime. Nous en déduisons : vengeance ! Un par un, les odieux gamins-bourreaux devenus grands (44 ans... c'est grand!)vont donc être décimés. Sauf que….
Est-ce bien là le coupable ?
Un livre prenant et étonnant.
Première phase ?
« Au sommet de la colline, parmi les pins, se dresse l’imposante bâtisse de bois. »
Dernière phrase ? Non ! Si ?:
« Il tend son visage vers le ciel, ferme les yeux et sent les flocons fondre sur sa peau. »

Dites donc, ces deux romans noirs ont un point commun ou je me trompe ?...
Plus d’un même !
Les trouverez-vous ?....


Truite ou cannabis


Apre,rude, brutal, splendide, majestueux. Comme la nature. Comme l'humain. Parfois.


Travis , 17 ans, découvre un champ de cannabis en allant pêcher la truite. A partir de là, sa vie bascule…

Il rencontrera Leonard, ex-prof reconverti en dealer, qui le prendra sous son aile et l'accueillera dans son vieux mobil-home lorsqu’il partira de chez lui, incompris par son père. Il croisera la route de Toomey et son fils Hubert, producteurs de marijuana et revendeurs de pilules, macs à leurs heures, crapules sans scrupules…
 C’est un monde d’hommes dont il est question, comme souvent dans les romans de Tony Hillerman et de Russel Bank... Et Ron Rash fait partie de cette littérature, celle qui embrase la nature sauvage, les grands espaces. Il y est question de pick-up, de winchesters, de pièges à ours, de pack de bières, de tabac…
Les femmes y sont impuissantes : Dena prend des râclées, se prostitue, avale des quaaludes par poignées ; Lori amoureuse de Travis, tente de se construire une vie rangée et de dicter sa bonne conduite. Deux figures de femme dont on peut regretter la pâleur...

Travis pêche et observe la nature dont la splendeur vient se confronter à la noirceur des hommes.
 « Il s’arrêta dans les eaux d’aval.  Dans les remous du plan d’eau des feuilles jaune et rouge tendaient une mince courtepointe à la surface du ruisseau. »  p129
Tout au long du roman,il imagine la truite trop petite qu’il a relâchée dans la rivière, et ainsi, parle de lui, adolescent naviguant en eau trouble et tentant de redresser le monde dans lequel il évolue.
« L’eau, un lieu sombre et calme devenant plus sombre et plus calme encore tandis qu’une coiffe de glace venait recouvrir le bassin, isolant la truite du reste du monde. Un lieu sombre et silencieux, Travis le savait, et la truite là-bas au fond, le métabolisme au ralenti, aussi proche de l’hibernation que pouvait l’être un poisson. » p145

Entre deux eaux,  entre deux mondes, entre deux époques : celle du massacre de Shelton Laurel lors de la guerre de Sécession qui ressurgit au travers d’un journal et d’une paire de lunettes.

 A la fin de l’hiver, l’homme qu’est devenu Travis, aura choisi sa vie.
« Travis imagina la truite mouchetée sous la glace, montant dans ses rêves gober à la surface des éphémères jaune vif, rêvant du printemps en attendant patiemment que passe l’hiver . » p145

Ce n’est pas vraiment un roman d’apprentissage : il ne se déroule que sur quelques mois, mais il y est tout de même question de la confrontation au monde, du choix, de l’influence du passé historique et familial.
Roman très bien écrit où la poésie affleure sans jamais ralentir le récit qui monte jusqu’à l’apogée finale que l’on présent violente.

lundi 25 février 2013

Les petites boîtes de verre



Je me suis demandé si je pouvais évoquer un film sur ce blog intitulé « dans mes livres… »
Mais je préfère le désordre à l’ordre. Ca met un peu de poésie dans ce monde ! Le désordre me permet de petites joies comme retrouver une carte postale dans une pile de livres, une paire de chaussettes égarée dans un panier, un foulard parmi les écharpes…Disons que ce film-là est l’écharpe. Une écharpe de soie. De soi.

Une scène: Jean-Louis Trintignant se rase dans la salle de bain. Comme se rasent les vieux messieurs, précautionneusement, au rasoir électrique. Sa femme, Emmanuelle Riva, alitée depuis des attaques cérébrales qui l’ont diminuée physiquement et mentalement crie « mal…mal… » Litanie implorante. JLT,  se précipite dans la chambre, lui demande où elle a mal. ER continue de moduler « mal…mal… » JLT prend doucement sa main valide dans les siennes et tout en la caressant très lentement,  commence à raconter une histoire qui lui est arrivée petit, lorsqu’il était parti en colonie, loin de sa mère.  
On se demande alors où a-t-elle si mal, pourquoi ne s’inquiète-t-il pas ? Pourquoi ne lui donne-t-il pas un analgésique ? … mais il continue, au-delà de la plainte lancinante… « mal…mal… » à raconter son histoire. Celle d’un petit garçon seul, que l’on force à manger le riz au lait et qui souffre de l’absence de sa mère. Avec elle, avant son départ,  il avait convenu d’un code : si tout se passait bien pour lui, il lui enverrait une carte couverte de fleurs, s’il allait mal, une carte emplie d’étoiles. Il envoie donc cette dernière. La mère arrive à la colonie. Mais entre temps le petit a été mis en quarantaine à l’hôpital pour cause de diphtérie. 
Au fil de cette histoire racontée par JLT, les plaintes se font plus douces , s’atténuent puis se taisent tout à fait.
Très doucement, et pardon pour ceux qui n’ont pas encore vu le film, il tire vers lui un oreiller et le plaque sur le visage apaisé de sa femme endormie.

Ainsi va le langage : un seul mot pour dire sa terreur, des paroles pour adoucir,  un code pour passer un message, une mère séparée de son fils par les épaisses vitres de la quarantaine...
Au-delà de tous les bruits qui alentour, brouillent nos échanges...  Cet emboîtement m’a bouleversée.

Certaines scènes au cinéma sont comme de jolies boîtes de verre encastrées les unes dans les autres. On perçoit mieux le petit scarabée inclus dans la dernière d’entre elles.

samedi 9 février 2013

"A widow's story" Joyce Carol Oates




Le titre français ne dit rien de ce livre, « J’ai réussi à rester en vie »… Serait-ce l’histoire d’un homme coincé dans une crevasse pendant 40 jours ?
Non.

Ce livre est le récit des semaines qui ont suivi la mort du mari de JCO, Ray Smith. L’hébétude, la sidération, la colère. La solitude. Le renoncement.
Immédiatement ce livre m'a fait penser à celui de Joan Didion 
« L’année de la pensée magique » que j’avais adoré. Adoré parce qu’il résume bien la première année qui suit le deuil. Je ne déménage pas, s’il revenait ?  Je ne jette pas ses pulls, s’il revenait ? Si je regarde par cette fenêtre après avoir compté jusqu’à 7, je le vois… il y a un an exactement …… 
Le redire, l’écrire, c’est le revivre.
 Puis l’année passe.

 Dans le récit de JCO – car ce n’est pas un roman-  le mot qui revient sans cesse est « veuve ». C’est son identité. Endossée malgré elle, mais assumée, revendiquée. C’est ainsi que JCO se désigne, ce qui lui permet de parler d’elle à la troisième personne. Ainsi, elle se voit, amaigrie, terriblement angoissée et perdue, affolée, sur un parking, alors que le fond de son sac de papier déverse ses courses sur le bitume pendant qu’elle cherche ses clefs de voiture. Ou seule, dans sa grande maison aux nombreuses pièces condamnées, échevelée, insomniaque,ignorée par ses chats pleins de ressentiments.

Or, peu de temps après en avoir achevé la lecture, j’ai appris que JCO s’était remariée 11 mois exactement après le décès de son premier mari. Ma première réaction a été de me sentir flouée. Quoi ? remariée ? Mais je viens de lire qu’elle était anéantie, détruite, absente à elle-même…et elle se remarie?
 Et puis très vite je me suis dit : pourquoi ? Pourquoi penser que son remariage amoindrit sa peine ? Pourquoi croire que parce qu’elle n’a pas passé l’année magique, la première année entière dans son veuvage, elle en est moins « méritante » et son livre moins intéressant ? Et la question taraudante : quelle est la frontière entre récit et roman ? Qu’est-ce qu’un récit, écrit par une romancière ? Pourquoi penser qu’elle doive TOUT écrire, pourquoi ce sentiment de perte d’authenticité ? Quoi qu’il en soit cela m’a fait réfléchir …
JCO nous donne quelques réponses, au fil de son récit, lorsqu’elle parle de son métier d’écrivain :
«(…) je me dis que les plasticiens doivent être bien plus heureux que nous écrivains -les écrivains et les poètes-  qui avons avec le monde des rapports purement verbaux, linéaires - par le biais du langage nous implorons des gens qui nous sont inconnus, non seulement de lire ce que nous avons écrit, mais de l’assimiler, d’être émus, de sentir (…) »
et plus loin avec son humour grinçant: 


« Etre écrivain, c’est ressembler à un de ces chiens à pedigree dangereusement hypertypés –un bouledogue français, par exemple-, assez mal équipés pour la survie en dépit de leurs attributs très particuliers. »
Elle cite aussi Hémingway : « A partir d’événements qui se sont produits, de tout ce que vous savez et de tout ce que vous ne pouvez pas savoir, vous inventez quelque chose qui n’est pas une représentation mais quelque chose d’entièrement neuf, plus vrai que n’importe quoi de vrai et de vivant, et vous le faites vivre, si vous vous y prenez assez bien, vous lui donnez l’immortalité. C’est pour cela qu’on écrit et pour rien d’autre. »
La frontière est ténue, mais récit ou roman, c'est un livre qui m'a bouleversée et c'est bien ce qu'on demande, non, dans ce monde aseptisé, être bouleversé?