jeudi 9 mai 2013

L'arsenic n'est pas le seul poison...



D’Anne B. RAGDE , écrivaine norvégienne,  nous connaissons la trilogie des Neshov(La Terre des mensonges, La Ferme des Neshov et L'Héritage impossible). Ces trois frères, que tout sépare, se retrouvent au chevet de leur mère agonisante. Tor, Margido et Erlend vont peu à peu découvrir un terrible secret qui leur sera révélé par celui qu'ils ont toujours considéré comme leur grand-père. Les certitudes s’estompent, les conflits surgissent et l’héritage de la ferme d’Anna est au cœur du problème : à qui doit-elle revenir ?



 Dans la tour d’Arsenic, c’est également au moment de la mort de la grand-mère de la première narratrice, que débute l’histoire et inévitablement il sera aussi question d’héritage, même si tous les objets  ont été soigneusement étiquetés au prénom de leur futur propriétaire.  La mort, l’héritage comme révélateurs des conflits familiaux larvés est un thème riche qui semble « titiller » Anne B. Ragde. D’ailleurs ce livre est une quasi biographie, elle s’est largement inspirée de sa propre vie et donc de sa mère, pour qui la lecture de ce livre n’a pas dû être facile !!!
A l’annonce de la mort de Malie, sa fille Ruby éclate de rire, un rire sonore, tonitruant, libérateur… Dès lors nous savons que ce livre sera plein de haine, de règlements de compte, de non-dits, de rancœur, … tout ce qui fait macérer cette famille depuis des décennies dans l’incompréhension la plus totale.
Malie-Thalia voulait être comédienne, sera chanteuse de cabaret et devra renoncer au rôle titre de l’ange bleu parce qu’elle est enceinte. Elle donnera naissance à Ruby , que jamais elle ne pourra aimer. Cette impossibilité d’amour rejaillira sur sa filiation comme un héritage empoisonné. De fille en femme de mère en fille… la blessure est trop profonde.  
Anne B Ragde sait nous parler des femmes : les fortes, les déterminées, les résistantes, les malmenées aussi… comme dans sa trilogie. Les hommes sont plus pâlots, mais on s’attache tout de même au grand-père qui n’a pas su protéger sa fille Ruby de la violence de sa mère, mais qui aime sa femme d’un amour inconditionnel et se réfugie dans la peinture sur porcelaine, exclusivement bleue, ce cobalt des fours à arsenic… d’où le titre.

« Le vent était chargé de neige et soufflait avec force. La mer était grise, une bourrasque de neige à l’horizon gommait la transition entre l’eau et le ciel. Des paquets d’écume se détachaient des vagues et volaient comme des oiseaux. Les oyats étaient couchés à terre.  Les toits de chaume pinçaient les maisons, les murs de pierre détrempés, noirs et raboteux, retenaient les granges. »

 L’histoire est dure et rude…4 petites lettres qui conviennent très bien à ce roman quel que soit leur ordre !

vendredi 3 mai 2013

"Entre ciel et terre" de Jon Kalman Stefansson


Existe-t-il des mots qui ont le pouvoir de changer le monde ?

Existe-t-il une poésie, si forte, si belle, qu’elle puisse vous emporter, vous absorber,  et vous faire oublier le plus vital : la vareuse qui vous sauvera du froid une fois embarqué pour la pêche sur les eaux glaciales bordant l’Islande ?

C’est ce qu’éprouve Bardur, pêcheur à la morue, à la lecture du poème épique « Paradis perdu » de John Milton. Ce poète anglais qui écrit : « Ce ne sont pas les lieux, c’est le cœur qu’on habite ». 
 Tout comme le givre, le froid, la morsure de la glace et les paquets de mer le transperceront , de même, les vers de Milton le traversent , le bouleversent pour le conduire  vers sa propre mort.
Il y a un siècle, une vareuse oubliée faisait la différence…
L’ami de Bardur - le gamin- rapportera le livre de poèmes au vieux capitaine aveugle. Et ce voyage difficile, métaphore du deuil, lui permettra de savoir s’il veut continuer à vivre.

Ce livre est une réflexion posée sur la vie, la disparition, le peu de temps dont nous disposons :
« Les gens vivent, ils ont leurs heures, leurs baisers, leurs rires, leurs étreintes, leurs mots doux, leurs joies et leurs peines, chaque vie constitue un univers qui s’effondre ensuite sur lui-même et ne laisse rien à l’exception de quelques objets rendus précieux et attrayants par la disparition de leur propriétaire, ils deviennent importants, parfois même sacrés, comme si des fragments de cette existence disparue s’étaient reportés sur la tasse de café, la scie, la brosse à dents, le cache-col. Mais tout finit par s’estomper, les souvenirs par s’effacer au bout du compte, toute chose trépasse. »
Si John Kalman Stefansson en appelle à la poésie de Milton, c’est la sienne qui m’a bouleversée à la lecture de ce roman, le premier traduit dans notre langue. La rudesse de la vie de ce peuple de pêcheurs affrontant le froid,  les sorties en mer plus périlleuses les unes que les autres, le dénuement, et puis cette poésie de l’instant, cette philosophie profonde, âpre :
« L’enfer, c’est d’être mort et de prendre conscience que vous n’avez pas accordé assez d’attention à la vie à l’époque où vous en aviez la possibilité. L’homme est d’ailleurs une drôle de mécanique qu’il soit vivant ou mort. Quand il est confronté à de grands drames, que sa vie est taillée en pièces, il convoque automatiquement sa mémoire et s’enfonce dans ses souvenirs comme un petit animal qui va se réfugier dans sa tanière. »
Le deuil, donc. Mais aussi l’amour, la découverte de l’autre :
« Helga fait un pas vers l’intérieur du couloir, elle se tient près de la porte, à côté du capitaine, regarde le gamin et lui dit bonjour, hé bien, tu as dormi. Il lâche la rampe qu’il rattrape aussitôt, acquiesce et renvoie le bonjour d’un hochement de tête. On peut en dire, des choses, d’un petit mouvement de la tête, les mots sont probablement surestimés, nous devrions peut-être jeter la plupart d’entre eux, nous contenter de hocher la tête, de siffler et fredonner »
Il est des rencontres pour lesquelles les mots sont superflus…
Mais Jon Kalman Stefansson évoque aussi la vieillesse, l’oubli et peut-être la disparition de l’amour :
« L’existence ne tarde pas à se figer dans le quotidien et le nombre de possibilités diminue avec chaque année qui s’écoule, d’immenses régions de l’esprit disparaissent ou se transforment en des sables de désert. »
C’est un livre fort, qui peut rappeler par certains aspects, Jorn Riel, notamment son roman « Le jour avant le lendemain » mais aussi « Le garçon qui voulait devenir un être humain ».
 Ce sont des écritures rudes, qui par le chemin de la poésie nous amènent à nous poser des questions essentielles sur l‘existence : que faisons-nous ici ? que reste-t-il après la mort ? le souvenir ? l’amour ? des sables de désert ?

« S’en vient le soir
 Qui pose sa capuche
 Emplis d’ombre
 Sur toute chose,
 Tombe le silence,
 Déjà se lovent
 La bête sur son lit d’humus
 L’oiseau dans son nid
 Pour le repos nocturne. »
Le paradis perdu, John Milton, cité page 45.