vendredi 3 mai 2013

"Entre ciel et terre" de Jon Kalman Stefansson


Existe-t-il des mots qui ont le pouvoir de changer le monde ?

Existe-t-il une poésie, si forte, si belle, qu’elle puisse vous emporter, vous absorber,  et vous faire oublier le plus vital : la vareuse qui vous sauvera du froid une fois embarqué pour la pêche sur les eaux glaciales bordant l’Islande ?

C’est ce qu’éprouve Bardur, pêcheur à la morue, à la lecture du poème épique « Paradis perdu » de John Milton. Ce poète anglais qui écrit : « Ce ne sont pas les lieux, c’est le cœur qu’on habite ». 
 Tout comme le givre, le froid, la morsure de la glace et les paquets de mer le transperceront , de même, les vers de Milton le traversent , le bouleversent pour le conduire  vers sa propre mort.
Il y a un siècle, une vareuse oubliée faisait la différence…
L’ami de Bardur - le gamin- rapportera le livre de poèmes au vieux capitaine aveugle. Et ce voyage difficile, métaphore du deuil, lui permettra de savoir s’il veut continuer à vivre.

Ce livre est une réflexion posée sur la vie, la disparition, le peu de temps dont nous disposons :
« Les gens vivent, ils ont leurs heures, leurs baisers, leurs rires, leurs étreintes, leurs mots doux, leurs joies et leurs peines, chaque vie constitue un univers qui s’effondre ensuite sur lui-même et ne laisse rien à l’exception de quelques objets rendus précieux et attrayants par la disparition de leur propriétaire, ils deviennent importants, parfois même sacrés, comme si des fragments de cette existence disparue s’étaient reportés sur la tasse de café, la scie, la brosse à dents, le cache-col. Mais tout finit par s’estomper, les souvenirs par s’effacer au bout du compte, toute chose trépasse. »
Si John Kalman Stefansson en appelle à la poésie de Milton, c’est la sienne qui m’a bouleversée à la lecture de ce roman, le premier traduit dans notre langue. La rudesse de la vie de ce peuple de pêcheurs affrontant le froid,  les sorties en mer plus périlleuses les unes que les autres, le dénuement, et puis cette poésie de l’instant, cette philosophie profonde, âpre :
« L’enfer, c’est d’être mort et de prendre conscience que vous n’avez pas accordé assez d’attention à la vie à l’époque où vous en aviez la possibilité. L’homme est d’ailleurs une drôle de mécanique qu’il soit vivant ou mort. Quand il est confronté à de grands drames, que sa vie est taillée en pièces, il convoque automatiquement sa mémoire et s’enfonce dans ses souvenirs comme un petit animal qui va se réfugier dans sa tanière. »
Le deuil, donc. Mais aussi l’amour, la découverte de l’autre :
« Helga fait un pas vers l’intérieur du couloir, elle se tient près de la porte, à côté du capitaine, regarde le gamin et lui dit bonjour, hé bien, tu as dormi. Il lâche la rampe qu’il rattrape aussitôt, acquiesce et renvoie le bonjour d’un hochement de tête. On peut en dire, des choses, d’un petit mouvement de la tête, les mots sont probablement surestimés, nous devrions peut-être jeter la plupart d’entre eux, nous contenter de hocher la tête, de siffler et fredonner »
Il est des rencontres pour lesquelles les mots sont superflus…
Mais Jon Kalman Stefansson évoque aussi la vieillesse, l’oubli et peut-être la disparition de l’amour :
« L’existence ne tarde pas à se figer dans le quotidien et le nombre de possibilités diminue avec chaque année qui s’écoule, d’immenses régions de l’esprit disparaissent ou se transforment en des sables de désert. »
C’est un livre fort, qui peut rappeler par certains aspects, Jorn Riel, notamment son roman « Le jour avant le lendemain » mais aussi « Le garçon qui voulait devenir un être humain ».
 Ce sont des écritures rudes, qui par le chemin de la poésie nous amènent à nous poser des questions essentielles sur l‘existence : que faisons-nous ici ? que reste-t-il après la mort ? le souvenir ? l’amour ? des sables de désert ?

« S’en vient le soir
 Qui pose sa capuche
 Emplis d’ombre
 Sur toute chose,
 Tombe le silence,
 Déjà se lovent
 La bête sur son lit d’humus
 L’oiseau dans son nid
 Pour le repos nocturne. »
Le paradis perdu, John Milton, cité page 45.




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